1992
Benedikt Taschen Verlag
1992
Andreas Mäckler

GOTTFRIED HELNWEIN - L'HORRIBLE ET LE SUBLIME

« Le rock, je cinéma et les bandes dessinées, voilà l'Art du 20e siècle : des formes artistiques simples dont la puissance et l'intensité élémentaires nous entraînent. Qualités plutôt rares dans la plupart des œuvres d'art reconnues qui sont, comparées à elles, le plus souvent anémiées, ennuyeuses, et ont peu de choses en commun avec la vie et les êtres humains. » Lorsque Gottfried Helnwein émit ce jugement sur l'art contemporain en 1990, son œuvre personnelle prouvait depuis longtemps qu'il était une fois de plus - bien en avance sur son époque. Car il n'a pas dû se vouer au rock et n'a jamais non plus créé de bandes dessinées. Les films qui ont été tournés - plusieurs prix leur ont été décernés - concernaient sa vie et son œuvre. Bien qu'aussi passionnants que le meilleur film policier, ils n'étaient qu'un véhicule de sa vraie passion, ses toiles, auxquelles il doit sa célébrité : elles vous glacent le sang dans les veines, elles électrisent le spectateur qui les perçoit comme un anathème, elles sont suggestives et ouvrent en même temps de vastes horizons sans pareils. Ni le rock, ni les bandes dessinées, ni le cinéma ne peuvent les égaler.

 

Mais retenons d'abord ceci : Gottfried Helnwein, qui est né à Vienne en 1948, va chercher au début des années 80, après des débuts spectaculaires dans la décennie précédente, de nombreux motifs dans la culture populaire. Il s'inspire des problèmes brûlants de l'actualité, ceux qui font réfléchir les gens, et il nourrit leurs rêves. Qu'il s'agisse d'« idoles » comme James Dean, Mick Jagger, Marlene Dietrich ou Clint Eastwood, de sujets tels que le viol, les signes cliniques d'une société monstrueuse ou la destruction de l'individu : il réussit toujours à mettre le problème à nu, à le révéler à tous, c'est-à-dire à l'énoncer artistiquement.

 

 

 

Finalement, cette méthode a fait de lui une vedette adulée. Il n'empêche que Gottfried Helnwein reste fidèle à son objectif premier qui lui fait sans cesse chercher des voies artistiques différentes, stupéfiantes Il nous prouve sa puissance creative par son adresse jamais en défaut quand il s'agit d'intéresser le grand public, de le fasciner, de le choquer et aussi de l'amuser. L'effet et non l'absence d'effets sert ici de critère. L'úuvre de Gottfried Helnwein ne s'adresse pas à une élite infime de connaisseurs, mais à tout un chacun. Imitant les lois de la rhétorique qui ont fait leur preuves durant des siècles, ses toiles sont donc beaucoup plus proches de l'esthétique du début du 19ème siècle que de son pendant moderne l'Art pour l'Art, car il utilise dans nombre de ses úuvres, que l'on retrouve sur les posters, affiches et couvertures de disques, des formules adaptées offrant à chaque groupe appréhensible au niveau artistico-sociologique, ce qui peut le toucher : les spectateurs s'intéressant à la peinture traditionnelle seront par exemple impressionnés par la perfection technique inégalée de ses peintures, qui ne craignent pas la comparaison avec les chefs-d'úuvres historiques. Ceux qui sont ouverts aux questions socio-politiques trouvent dans la protestation de Gottfried Helnwein et son engagement contre les visages divers de l'hypocrisie, contre la pollution de l'environnement et contre l'armement des úuvres qui dénoncent les résultats d'une politique orientée sur la puissance. Et la jeunesse est confrontée à ses icônes, Helnwein a précisément justifié ses couvertures pour les plus grands magazines tels que TIME, ESQUIRE, ROLLING STONE, LUI, PLAYBOY, L'ESPRESSO, DER SPIEGEL, STERN et beaucoup d'autres en faisant remarquer : « Je me sentirais frustré si mes toiles ne touchaient que quelques centaines de personnes et non des millions comme le peut un skieur ou un footballeur. »

De plus, on peut dire que Gottfried Helnwein est médiatisable de par son apparence. L'homme lui-même et sa vie sont devenus, jusque dans les signaux vestimentaires, l'œuvre d'un artiste-vedette moderne, une partie essentielle de l'œuvre une griffe. Il est évident que ce précepte artistique s'oppose en tous points à l'idée que l'on se fait de la création artistique, perçue comme un phénomène exclusif. Il ne s'agit précisément pas de cela, on note bien plus que le caractère imminent des toiles de Helnwein doit sa puissance et sa persistance au fait que 1e peintre n'a jamais quitté les repères de la vie réelle et de l'actualité. On dirait que l'Apocalypse de la civilisation doit s'accomplir dans son œuvre sous d'autres présages. C'est pour cette raison que les critiques l'ont surnommé « le Boris Karloff du pinceau » ou « le peintre de choc à l'âme sensible ». Mais quels que soient les clichés qu'on imaginés la presse internationale pour Gottfried Helnwein, elle trottait péniblement derrière son génie, les aveugles montrant ainsi le chemin aux aveugles. Car à peine pensions-nous avoir trouvé la « formule » de l'artiste qu'il s'était déjà échappé. Dans son œuvre précoce par exemple, lorsque les enfants-martyrs couverts de cicatrices - un reflet autobiographique de l'Autriche de l'après-guerre - menaceront de se muer en un cliché macabre, il changea immédiatement de registre. Celui qui pensait que Helnwein, peintre de stars, était devenu inoffensif au début des années 80, est vite détrompé. Le regard de l'artiste glisse comme un scalpel sous les visages à la plastique et à l'idéologie restaurées de John J. Kennedy, Andy Warhol, William Burroughs ou Keith Richards. Vers 1985, des diptyques de grand format, des triptyques, des polyptyques et la route en images de « La Nuit du 9 novembre » Iongue de cent mètres, un avertissement qui commémore le cinquantième retour de la Nuit de Cristal dans l'Allemagne nazie de 1938, ont parachevé son œuvre dont le thème fondamental, jamais délaissé malgré une évolution du style, est l'Être humain dans toutes les phases de son existence. Aucune dimension n'est laissée de côté. L'horrible et le sublime se côtoient ici, tout comme le trivial alterne avec le solennel. Norman Mailer a constaté, non sans admiration : « Helnwein is one of the few exciting painters we have today. » Qui le contredirait ?

 

Aquarelles

Les cauchemars d'un réaliste, des terreurs banales et l'horreur présentés avec une précision clinique : les enfants fragiles aux cicatrices et aux têtes pansées semblent rayonner de l'intérieur. Ici le médecin au sourire cynique et là le bureaucrate et son classeur, exécutant aussi bien qu'exécuteur. Dans un bureau (!) un femme enfile ou retire son slip..., dans un café un homme est assis, le couteau à la main. « Bonjour, salope. » (C'est le titre de la toile).

 

 

 

Avec une objectivité glacée, Gottfried Helnwein s'est inspiré de l'actualité la plus brûlante, il a reproduit avec beaucoup de précision les cicatrices et les rides des coupables et des victimes et, avec une persévérance vraiment masochiste, il a porté la couleur sur la peau, rempli les zones d'ombre et gratté par-dessus avec la lame de rasoir, jusqu'à ce qu'on puisse lire dans ces visages aux contours vifs ce qui se passe à l'intérieur des têtes.

Premiers portraits d'enfants
Les portraits d'enfants occupent une position centrale dans l'úuvre de Helnwein. Ils documentent de manière pénétrante et très subtile la douleur immense que connaissent les enfants blessés et défigurés, victimes d'actes de violence inhumains perpétrés par des hommes ou des appareils. Et l'ambivalence muette de ces portraits, aussi innocents que consternants, provoque une réaction intense chez le spectateur - peut-être justement parce qu'il se reconnaît dans ces représentations d'une enfance typique en Autriche.

Une petite fille portant le brassard des aveugles rit devant la vitrine d'une épicerie. Elle nous tire la langue, et le sang coule le long de ses jambes. Que s'est-il passé ? La petite fille et le caneton qui mange une glace n'ont-ils pas été heureux ici, à cet endroit où les enfants autrichiens ont convoité pendant des décennies le chocolat Bensdorp comme la manne biblique? L'idylle est fragile et l'enfance vulnerable ñ Gottfried Helnwein a fixé ici ce qui lui tient le plus à cúur : lutter pour les droits de l'enfant et contre tous les mauvais traitements que 'on peut lui faire subir.

 


"Sonntagskind" (Sunday's Child), 1972, 102cm x 73cm, watercolor, colored pencil and pencil on cardboard
Private collection, Germany

 


"Beautiful Victim I", 1974, 53 cm x 73 cm, watercolor on cardboard

 


"Lichtkind" (Child of Light), 1976, 90cm x 60cm, watercolor on cardboard

 


"Roter Mund" (Red Mouth), 1978, 98cm x 71cm, watercolor on cardboard
Private Collection

 

Dessins
Les dessins de Gottfried Helnwein semblent issus des angoisses kafkaïennes; ils ressemblent à des haies épineuses envahies de toiles d'arraignées où ses psychoses retiennent l'être humain prisonnier, défiguré qu'il est par un nez trop long ou une taille anormalement petite. Mais les caricatures clownesques, qui éveillent en temps normal notre gaieté, ont ici un trait amer et tragique qui ne perd rien de son horreur dans les dessins délicats au crayon de couleur réalisés plus tard.

On a souvent impression de regarder des photographies lorsqu'on se penche sur les úuvres de Helnwein, et le fait est qu'il photographie ses modèles avant de les peindre, ou qu'il utilise du matériel existant. Mais Helnwein va au-delà de la photographie, ici c'est une parcelle du monde intérieur qui fait surface, et les paysages de l'âme, les diagrammes des superstars, d'après lesquels la jeunesse définit sa propre image et son identité, deviennent visibles. Mick Jagger, Clint Eastwood ou Jimmy Dean - on retrouve dans les visages de ces « idoles du 20e siècle » tous les traits naïvement enfantins ou cruellement morbides. Où qu'ils se trouvent, ils sont déjà aussi immortels que les dieux. Mais uniquement dans nos contes.

 


"Unser Entenbischof" (Our Duck Bishop), 1977, 55 cm x 75 cm, India-Ink on paper

 


Zwei amerikanische Ärzte behelligen eine Patientin (Two American Doctors teasing a Patient), 1977, 75 cm x 55 cm, India-Ink on paper

 


"Das Grubenunglück" (The Mine Disaster), 1977, 75 cm x 55 cm, India-Ink on paper

 


"Kiss of Judas II", 1985, 89 cm x 63 cm, colored pencil on paper
Private Collection, Germany

 

Autoportraits
Gottfried Helnwein disait en 1990 dans une interview : « La raison pour laquelle je me suis tourné vers l'autoportrait, pourquoi j'ai dès le début mis ma propre personne en scène, est que j'étais une sorte de représentant. Il n'y a rien d'autobiographique là-dedans, ce n'est pas une thérapie, on n'y trouvera rien de personnel. Je n'ai rien à voir avec cela, je me prends uniquement parce que je suis toujours disponible en tant que modèle. Je veux montrer un 'homme' ». La tête recouverte de pansements n'a cessé d'être un poncif mal compris. Même Mick Jagger a demandé, en riant toutefois : « Will you paint me with bandages ? »

Il existe un parallèle intéressant : la tête pansée d'Humphrey Bogart dans le film DARK PASSAGE de 1947. II attend qu'un nouveau visage se forme comme dans un cocon abritant une vie en création. Mais chez Helnwein, les pansements et les instruments chirurgicaux sont également un symbole et une métaphore de l'être perdu dans l'anonymat : une « personne » momifiée de notre époque semblant descendre tout droit de la table d'opérations ou sortir d'un sarcophage égyptien. Tous les tourments et les horreurs de ce monde sont réunis dans ces toiles comme un faisceau des manifestations de l'angoisse. Les autoportraits sont donc aussi devenus l'expression du martyre de cette fin du siècle, et les gens s'y sont reconnus, sinon leur succès dans le monde entier n'aurait pas été possible.

On peut également rapprocher le célèbre autoportrait de 1981 de Helnwein des úuvres du sculpteur autrichien Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), l'un des portraitistes les plus recherchés de l'époque baroque - jusqu'à ce qu'il sombre dans la folie et ait des visions. C'est seulement alors qu'il créa une série de « Têtes », montrant les grimaces de l'horreur à son comble avec une intensité encore jamais atteinte, comme si l'artiste voulait une fois encore se venger de la société. Complètement abandonné, il mourut ensuite dans un asile d'aliénés.

« Le peintre de choc à l'âme sensible », « le mécanicien du macabre » - on ne connaît guère d'úuvre réalisée dans les années 80 qui ait été reproduite aussi souvent ou commentée de manière aussi positive que cet autoportrait de Gottfried Helnwein. Basée sur une session photographique de 1981, elle fut peinte la même année en aquarelle. Le groupe de rock allemand « Scorpions » en commanda immédiatement une seconde version, celle où un verre explose, pour la couverture de son 33-tours BLACKOUT. Ce chef-d'úuvre de précision en petit format est devenu depuis un objet de veneration. Bien au-delà de la relation entre la peinture et la musique rock, le cri terrible de l'artiste met en images la révolte et la protestation de la créature violentée, l'apocalypse de l'individu réduit au silence au cæur d'une civilisation aussi monstrueuse que terrible. Cette toile réunit toutes les formes de violence contre l'homme, que nous retrouvons tout au long de l'úuvre de Gottfried Helnwein.

Diptyques et triptyques
Gottfried Helnwein, marqué par le catholicisme autrichien et l'après-guerre, va traiter dans ses jeux de rôles des années 1986/87 de nombreuses variations du déploiement global du pouvoir sous ses aspects aussi fascinants que pervers. Peter Gorsen, historien d'Art viennois (1988), écrit : « Presque toutes les manifestations essentielles de la violence : la guerre, la torture, le viol, l'obscénité, le fascisme sous sa forme historique et poussiéreuse et sous sa forme actuelle éveillent des réminiscences sentimentales. Helnwein utilise surtout des mythes triviaux, des symboles, des signes et des idoles de la vie quotidienne, il sait voir les objets d'un culte nostalgique et les images pieuses du fascisme. Le démon nécrophile des nostalgies nazies, le Military-Look et le fétichisme de l'uniforme que cultive la jeunesse avec ses accès sado-masochistes, son faible pour les armes et la mascarade guerrière servent aussi bien de motif que l'expression héroïque et pathétique des grands sentiments. » Helnwein combine maintenant trois domaines essentiels dont l'importance va s'accentuant dans son úuvre : la photographie, le réalisme et la peinture monochrome.

Le sous-homme
On peut comparer les jeux de rôles de Helnwein à ceux de Cindy Sherman, à une différence près : ses cycles photographiques de l'année 1987 adaptent les principaux stéréotypes de la violence, de l'horreur et des grands sentiments vus au cinéma et à la télévision pour en tirer des scènes de plus en plus cauchemardesques, comme si 'épouvante ne prenait jamais fin. « J'aime ce genre de clichés », a avoué Helnwein en 1988, « ils sont puissants. Ils retiennent l'attention de ceux que l'art laisse indifférents. » Mais il s'agit de les reconnaître et de les détruire, par exemple l'idée de surhomme et de sous-homme chère aux national-socialistes.


Pastels
De 1987 à 1989, Helnwein a réalisé une série de pastels figuratifs monochromes et des travaux abstraits. Sur un fond sombre, on y voit rayonner des têtes magiquement nébuleuses et des corps grotesquement tordus. Pourtant, le trivial et le tragique restent ici aussi proches l'un de l'autre. Les documents photographiques et le flot quotidien des mass media restent sa grande source d'inspiration : deux pastels ont été nommés d'après une photo du reporter américain Weegee (« Modern Sleep »), des photos de police montrant des enfants brutalisés et des cadavres de drogués du Bronx ont souvent servi de modèle. C'est aussi le cas d'un document représentant un soldat de l'Armée rouge photographiant en 1945 à Berlin le cadavre carbonisé du ministre de la propagande Goebbels devant l'ancien quartier général. Mais Gottfried Helnwein, qui célébrait autrefois un hyperréalisme fétichiste du détail, peint maintenant des flous irisés, où les formes ne se dégagent que des couleurs et qui ne laissent qu'une silhouette blafarde, aux lueurs fantomatiques (« Ange brûlé »). Dans les portraits peints à cette époque, tout caractère individuel a disparu, et la physionomie devient une apparition lumineuse, claire et surnaturelle. La forme humaine n'apparaît donc plus élaborée, mais uniquement ébauchée en surface. L'illusion spatiale a presque disparu, et les contours du corps se dissolvent dans l'arrière-plan. Le peintre ramène donc la figure dans la matérialité de la couleur dont elle s'était dégagée. Mais le thème central de son art reste l'homme en tant que bourreau et victime avec tout ce que cela dissimule, et qu'il s'agit de mettre à jour.

La trilogie de Gottfried Helnwein sur Antonin Artaud, réalisée en 1989, repose également sur des documents photographiques que l'artiste a su transcender avec sensibilité et poésie. Pourtant une dimension étrangement diabolique ne lui fait pas défaut. Le portrait de l'écrivain en tonalités rose pastel se transforme en une sombre caricature de bande dessinée : Artaud vomit une bulle bleue noire informe et insondable. Gottfried Helnwein, Heiner Müller et le chorégraphe autrichien Kresnik ont également travaillé cette année à une pièce de théâtre commune sur Antonin Artaud (1896-1948).

Photographies
La photographie a accompagné les travaux de Gottfried Helnwein depuis ses débuts. Ce qui ne devait être au départ qu'une documentaton, devint dès les années 80 de plus en plus autonome, car l'artiste avait pris conscience des possibilités d'expression spécifiques de la photographie, qui font d'elle un genre artistique propre à côté de la peinture et du dessin. S'il montrait encore dans sa peinture une subtilité photographique sans pareille pour reproduire aussi réellement que possible ses idées, il est vrai que pour le photographe il suffit souvent de petits changements dans l'éclairage ou d'un réglage de l'appareil pour fondre les différentes réalités du Visible et de l'Invisible. Et Gottfried Helnwein nous prouve sans cesse qu'il est LE portraitiste de notre époque. Comme nul autre, il nous montre la fragilité de l'Être humain, des idoles et des idéaux au 20ème siècle, qui portent déjà en eux le signe de la dégradation. Leur peau, telle un champ de bataille livré aux excès, porte déjà la trace des catastrophes à venir et des climats de crise, le caractère morbide, le dégoût et la mélancolie du temps qui fuit. Les souhaits accomplis et secrets, la plénitude de la vie vécue, les blessures, la souffrance et la mort, passé, présent et avenir de l'individu sont comme concentrés dans le faisceau d'une lentille impitoyable; point de clémence ici, mais une profonde humanité. Celui qui croyait à l'objectivité de l'appareil photographique comprendra son erreur face aux photos de Gottfried Helnwein. Elles ne sont pas un tribut aveugle à la culture de consommation hédoniste et aux mass media. Nous avons affaire à un voyant et non à un documentaliste des vanités

Tête d'enfant
Le visage nimbé de lumière d'un enfant, haut de six mètres, large de quatre mètres, est placé, tel une peinture d'autel, dans l'arc triomphal de l'église minorite médiévale de Krems en Autriche. Ici, Gottfried Helnwein nous offre la quintessence de son úuvre sous un aspect monumental : l'Enfant à la fois Sauveur et Victime.

La Nuit du Neuf Novembre
Le terrorisme d'Etat n'a jamais perpétré autant de crimes en Allemagne qu'à l'époque du fascisme. Ce que beaucoup de gens considéraient au départ comme le produit rhétorique d'un cerveau pervers, et refoulèrent ensuite, lorsqu'Adolf Hitler fit de la persecution des Juifs et de leur destruction systématique l'objectif central de sa politique, devait se transformer après son entrée au pouvoir en 1933 en une tuerie organisée qui débuta dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, la Nuit de Cristal. Le souvenir de ces six millions de Juifs, de Roma, de Sinti et d'autres peuples assassinés devait inspirer cinquante ans plus tard à Gottfried Helnwein sa route en images située entre le Musée Ludwig et la Cathédrale de Cologne.

Face à cette horreur inconcevable dont les médias ne peuvent pas vraiment nous donner une idée, Gottfried Helnwein a trouvé une forme artistique qui combat radicalement l'oubli des meurtres commis par les nazis, tout en respectant la mémoire des victimes. Les passants ont été confrontés à une série interminable de visages d'enfants plus grands que nature et que l'on aurait dit sélectionnés. Ces visages forcent le spectateur à les regarder de face. Mais la gaieté, l'innocence enfantine sont absentes ici, les yeux ne brillent pas. Pourtant, grâce à de subtiles transformations artistiques dans l'expression du visage et dans l'attitude, ces têtes nous irritent : la normalité s'y manifeste, ce sont des gens comme toi et moi. Les portraits réalisés à l'aide du procédé scannachrome ont atteint leur but. Ils troublèrent profondément le public, déclenchant également des agressions. Quelques jours après, de nombreux portraits étaient lacérés, l'un d'eux fut même volé. La violence contre l'homme et son úuvre n'a rien perdu de son actualité.

48 portraits
L'Art, c'est aussi un dialogue avec les úuvres d'autres artistes. Rien d'étonnant donc à ce que Gottfried Helnwein oppose sa propre série de toiles sur les femmes célèbres aux « 48 portraits » d'hommes célèbres de Gerhard Richter, que l'on trouve au Musée Ludwig. Pas en noir et blanc cette fois, mais en rouge mat.

Théâtre
Gottfried Helnwein créait depuis 1984 des affiches de théâtre dont le succès égalait le caractère scandaleux pour Peter Zadek, metteur en scène au Schauspielhaus de Hambourg (John Hopkins, TEMPS PERDU, 1984; Peer Raben, ANDI, 1987; Frank Wedekind, LULU, 1988). Mais il fallut attendre le chorégraphe et metteur en scène autrichien Hans Kresnik pour qu'il s'intéresse en 1988 aux décors et aux costumes, d'abord pour MACBETH de Shakespeare (Stadttheater Heidelberg), åDIPE de Sophocle (Stadttheater Heidelberg, 1989), puis pour le drame révolutionnaire de Peter Weiss « LA POURSUITE ET LE MEURTRE DE JEAN PAUL MARAT... » (Staatstheater Stuttgart, 1990).

Travaux récents
Les úuvres realisées par Gottfried Helnwein de 1989 à 1992 sont conformes à l'évolution des deux pôles importants de sa peinture : le réalisme photographique et la monochromie. La coloration obscurément expressive des pastels aux structures diffuses qu'il a peints jusqu'ici fait place à une brillance lisse et parfaite dans les tons bleus, qui semble aussi froide que magiquement distante. Si les pastels signifiaient encore une cassure radicale dans l'úuvre de Helnwein, ces nouveaux travaux retrouvent les thèmes et les principes de mise en forme des débuts. Certaines de ces toiles, par exemple les autoportraits avec Ali et Cyril, reposent sur d'anciennes photographies, qui, après avoir été digitalisées au jet d'encre, sont projetées sur un écran et peintes à l'huile et à l'acrylique de manière monochrome, tout comme les autres toiles de la série. La technique de Helnwein n'a jamais semblé aussi synthétique. La pensée d'une phase intermédiaire dans son úuvre s'impose. Mais il existe toujours une relation profonde avec les événements, elle trouve son expression dans ses tableaux qui renferment encore plus d'éléments narratifs et scéniques : dissolution de l'Union soviétique (« MiG 23 » ), guerres en Irak et en Yougoslavie (« Nuit ll » , « Nuit V » ), la découverte sensationnelle d'un cadavre momifié datant de l'Age de pierre (de 3400 à 3300 avant notre ère) en Autriche dans le glacier Similaum au-dessus de la Ötztal (« Homme des Glaces » ). Face à la grande rétrospective de son úuvre qui s'étale maintenant sur plus de vingt années, on cherche vainement qui pourrait égaler la diversité des sujets, la concentration et la puissance d'expression de Gottfried Helnwein.

HELNWEIN
Gottfried Helnwein - l'horrible et le sublime
1992
Benedikt Taschen Verlag
Andreas Mäckler
ISBN 3-8228-9352-8


http://www.helnwein.com/texte/international_texts/artikel_967.html